Il est mort.

Il n’y a aucune autre explication. Ambroise ne pensait pas qu’être écrasé sous des tonnes de débris serait si agréable, mais on apprend des choses tous les jours, comme quoi. Il y a même une petite odeur d’humus, quelque chose qu’il n'a pas senti depuis ses vacances à la campagne chez les cousins il y a cinq (ou peut-être six) ans, et puis quelque chose d'humide contre son visage. Ça doit être les nuages du paradis, décide-t-il, à supposer tout d'abord qu'il soit monté au ciel mais il n'a pas le souvenir d'avoir fait quelque chose de mal.

Même si on ne peut pas dire qu'il ait déjà fait quoi que ce soit de bien non plus.

Il fait tout de même bien froid tout là-haut cela dit, et Saint-Pierre n'a pas l'air disposé à venir le chercher (il faut tout faire soi-même ici). Avec un grognement récalcitrant, il finit par ouvrir les paupières, avant de les refermer aussitôt quand sa vision tangue et se dédouble. C'est marrant ça, il ne se souvient que le catéchisme lui ait appris ce genre de choses, mais il faut dire qu'il n'écoutait que d'une oreille en primaire. Allez Ambroise, un petit effort et il bat des paupières à nouveau, plissant les yeux dans un effort pour mieux discerner son environnement.

Environnement étrangement vert. Et humide. Et végétal.

Attends, quoi, qu'est-ce que- ?! Il regrette immédiatement son réflexe de se redresser - il a souvent des migraines de base mais celle-ci lui parait différente, elle ne lui vrille pas seulement les tympans mais tout le crâne. Ce n'est pas très agréable, si vous voulez son avis. Sa main s'égarant dans l'herbe dans une tentative de se soutenir, ses doigts se posent sur un objet dur, à la forme pas très familière. Un petit flash, puis le mot ACTIVATED s'affiche sur l'écran - avant qu'il ne repose promptement l'appareil inconnu par terre.

C'est pas moi, je, non, et un rire nerveux s'échappe de ses lèvres. La situation n'a aucun sens. Il était à la fac il y a encore quelques minutes, il en est sûr. Qu'est-ce qui s'est passé ? Est-ce qu'il s'est évanoui et qu'on l'a transporté ici pendant qu'il était encore inconscient ? Non, non, pas possible. Le paysage est carrément tropical, c'est beaucoup trop loin de la France. C'est, non, c'est pas possible, répète-t-il, et pour une fois il aurait bien aimé en avoir une avec lui, de carte Kiwi.

Il faut qu'il se calme. On va commencer par ça. Inspiration, expiration. Ensuite regarder autour de lui, voir s'il est seul ou s'il y a d'autres personnes en vue... Ou des menaces. C'est un rat des villes, Ambroise ; des arbres aussi hauts ce n'est pas très rassurant à ses yeux. A ses côtés, parmi les plantes, se trouve un énorme œuf qui ne ressemble à rien de connu, blanc avec des rayures bleues.

Il n'a pas spécialement envie de tomber sur la bestiole qui l'a pondu.

Une rapide fouille de ses poches lui apprend qu'il n'a évidemment pas son téléphone sur lui - c'est une maigre consolation que de se dire qu'il n'aurait sans doute pas de réseau ici. Respire, Ambroise, qu'il se rappelle, avant de ramasser à nouveau le gadget qu'il avait abandonné. Peut-être que ce truc avait au moins un GPS ou un moyen de se retrouver. Il pourra toujours le rendre à son propriétaire dès qu'il arrivera dans un endroit plus peuplé.

L’appareil mystérieux semble fonctionner, c’est déjà ça de gagné. Un symbole étrange - un genre de soleil avec un énorme rayon qui s’en déverse - s’était affiché à l’écran avant de céder place à un œuf pixellisé lui rappelant cette ère obscure où la cour de récré était envahie de Tamagotchis criant famine, et enfin quelque chose qui ressemble à un radar. Qui n’affiche strictement rien dans les alentours, ça l’avance bien - malgré tout, Ambroise ose espérer que ça veut aussi dire que rien de dangereux ne se trouve dans le coin.

Il a l’air d’être la seule personne à se soucier de l’hostilité de son environnement apparemment, puisque deux voix enfantines se font entendre dans le lointain. Des gamins, dans une jungle pareille ? Ça veut forcément dire que des adultes sont là aussi, il ne peut pas imaginer quel genre de parent abandonnerait sa progéniture dans les bois comme ça. A part les parents d’Hansel et Gretel, peut-être, mais bon, ils n’existent pas donc ça ne compte pas. Ce qui est bizarre par contre, c’est qu’il a l’impression que ces gosses parlent… français ? C’est un peu gros comme coïncidence, au milieu d’une forêt qu’on pourrait qualifier d’amazonienne.

Dans tous les cas, la compagnie d’êtres humains est toujours préférable à celle d’un œuf n’attendant que le retour de ce qui est censé le couver. Il époussette donc rapidement son manteau pour en faire tomber les derniers brins d’herbe qui s’y étaient accrochés, avant de se diriger vers la direction générale des voix, faute de savoir où était le nord ou toute autre direction qui avait un sens. Ses pas se veulent aussi discrets que possible afin d’éviter d’attirer toute attention non désirée - mais encore une fois, Ambroise n’a pas l’habitude de se déplacer au milieu d’une végétation si dense. Il s’évertue tout de même à approcher silencieusement pour jauger la situation.

Ces enfants sont peut-être tout aussi perdus que lui.

Mais qu'est-ce que c'est que ça est une question qui paraît pertinente à Ambroise, bien qu'il n'ose pas la poser. Dans l'état des choses, s'il ouvrait la bouche, ça ressemblerait plus à kesséksa (ce qui ne veut absolument rien dire) donc il va éviter. Enfin, c'était ce qu'il comptait faire, jusqu'à ce que le petit radar émette un bip bien trop sonore à son goût, le faisant à la fois glapir, sursauter et lâcher à nouveau l'appareil dans l'herbe.

Heureusement pour lui qu'il est solide. Il se penche pour le ramasser (et aussi parce que c'est vraiment gênant cette situation), remarquant alors les informations s'affichant sur le petit écran. Cupimon et... Pupumon, déchiffre-t-il, les yeux plissés pour tenter de préciser les lettres floues, avant de se souvenir qu'il a toujours ses lunettes dans la poche de son manteau. C'est trop tard de toute façon, et il détache son regard de l'arrangement de pixels pour mieux observer les étranges créatures dont il vient d'apprendre le nom (il suppose). Mignonnes certes, mais étranges.

Elles ne ressemblaient à rien de connu, beaucoup plus susceptibles d'apparaître dans un jeu vidéo qu'au Muséum national d'Histoire naturelle -- et il semblerait bien qu'elles soient celles qui parlaient depuis tout à l'heure.

Tout va bien. Ambroise n'a plus aucun doute qu'il est en train de planer, alors que maman lui a toujours dit que la drogue c'était mal -- c'était d'ailleurs bien le seul bon conseil qu'elle lui ait jamais donné. Ça et puis regarder à droite et à gauche avant de traverser.

C'est génial ce rêve dis donc, et il soupire à l'idée de devoir rester un peu plus longtemps ici. C'est un rêve lucide certes, et il pouvait y faire ce qu'il voulait mais ce serait tout de même bien que ça ne se change pas en cauchemar. ... C'est un rêve, hein ? répète-t-il, les yeux vissés sur les deux petits... animaux ? Monstres ? Il peut sentir les sueurs froides sur sa nuque et comme une vague envie de mourir, comme on dit dans le milieu.

La vérité, c'est qu'Ambroise n'est pas loin d'un pétage de plomb -- il ne se pense pas assez intelligent pour enregistrer autant d'informations à la fois. Digitama, voleur de bébés, tout ça se mélange un peu dans sa tête mais s'il y a une personne dans le coin qui s'amuse à dérober des nourrissons, il n'ose pas imaginer de quoi d'autre iel serait capable, surtout s'il ne s'agit pas d'un humain mais d'une autre créature bizarre comme celles qui piaillent à ses pieds. Enfin bon, tout ça n'est qu'un rêve, il ne risque rien (haha).

Pourtant, même en plein délire hallucinatoire, il ne peut pas s'empêcher de sentir un petit pincement au cœur en voyant l'une des bestioles s'égosiller comme ça dans son inquiétude -- à vrai dire il a l'impression qu'ils sont tous les deux dans le même état de stress nerveux. C'est étrangement rassurant, ce sentiment de savoir qu'on n'est pas le seul en galère.

Quoi... ? Quel voleur de- ? Je vole pas de bébés, cet œuf n'est pas- le mien, il a envie de dire qu'il n'est pas le sien mais ça ne ferait que l'enfoncer. Il était déjà par terre quand j'me suis réveillé !

Il fait un pas en arrière, récupérant le radar qu'il a fait tomber par terre et, dans le même mouvement, s'éloignant de son "larcin" et du bébé monstre qui continue à couiner -- il est bien mignon, mais Ambroise n'a aucune envie que son ami s'affole et appelle d'autres de ses congénères. Ecoute, je veux pas vous faire de mal, ok ? Je sais même pas où je suis, ni ce que je fais là, j'étais euh- évanoui. Il lève même les mains pour montrer qu'il ne tient aucune arme, comme si ces mascottes étaient des policiers. Il ne volait déjà pas très haut mais il tombe bien bas, il a l'impression.  

Il y a presque cru. La bestiole encore si méfiante il y a quelques instants s'est calmée, en voyant le comportement de la plus petite sans doute, ce qu'Ambroise comprend tout à fait. C'est dur de résister devant les gazouillis de l'adorable slime -- même si on ne sait jamais, elle pourrait être venimeuse, il faut se méfier de tout ici. Toujours est-il qu'à peine Cupimon lui sourit que la loi de l'emmerdement maximal intervient déjà, sous la forme de bourrasques balayant l'herbe et lui envoyant les cheveux dans les yeux.

Il regrette fortement sa décision de les avoir écartés tout de suite après, accueilli par la vision d'un énorme insecte jaune et noir armé de ce qui ressemble beaucoup trop à des canons. Dans un jeu vidéo ou un film, il aurait ri face à son look de cône de signalisation, peut-être twitté une plaisanterie à son sujet avec photo à l'appui. Face au monstre en chair et en os, il a  b e a u c o u p plus envie de tourner les talons et s'enfuir, surtout que celui-ci n'a pas vraiment l'air ravi de le voir ici au vu de son attitude.

Pas le temps de tergiverser plus que ça ceci dit, le comportement agressif de la guêpe mécanique suffit à agiter aussi Pupumon, qui s'envole sans crier gare. Sa main se tend par réflexe -- pourquoi est-ce qu'il fait ça ? Est-ce qu'il a seulement une chance de le rattraper ? Ça n'est pas si important au fond, s'il doit finir empalé sur l'un de ces dards d'acier qu'il voit luire du coin de l’œil. Peut-être que son décès dans ce cauchemar provoquera son réveil, dans son lit douillet à Nantes.

O h l a l a.

Ça résume assez bien ce qu'Ambroise pense de la situation, maintenant qu'elle s'est calmée et que la petite slime est en sécurité. Ohlala l'abeille géante parle comme mon daron n'est pas une pensée particulièrement pertinente, elle n'aide pas beaucoup à vrai dire mais point positif ! Il est désormais en état d'aligner deux mots de manière cohérente.

Mentalement, en tout cas.

Mais il ne peut pas continuer à se cacher derrière Cupimon comme ça -- déjà parce qu'il fait trois fois sa taille, donc ça ne dissimule pas grand-chose à part sa crédibilité, et aussi (surtout) parce que cette fois, on s'adresse directement à lui et qu'il est le seul à pouvoir répondre. Comme quoi il aurait peut-être mieux fait de rester inconscient le nez dans l'herbe.

C'est quoi un digimon ? et il se racle la gorge pour oublier cette sensation un peu trop familière, celle d'être à un oral de partiel et où on sait qu'on vient de donner une mauvaise réponse mais on ne sait pas encore en quoi. Enfin je veux dire, je suis un humain, donc euh, non je crois pas être un digimon. Même si je sais pas ce que c'est. Enfin- bref. Je sais même pas où on est, ni ce que je fais là.

En faisant bien attention à ne pas laisser tomber Pupumon par terre, il tend le mystérieux radar aux deux autres monstres. Elles ont l'air de bien mieux s'y connaître que lui, rêve ou pas, alors il n'y a pas de mal à demander un peu d'aide. J'ai trouvé ça par terre tout à l'heure, mais il n'y a pas de vrai GPS dessus.

Une espèce venue d'ailleurs ? C'est un peu fort de café, venu d'un monstre sauvage qui a failli le propulser six pieds sous terre pour un malentendu -- mais il ne le dira pas. Il a survécu contre toute attente et bien qu'il se sabote très souvent sans le vouloir, il aimerait au moins faire l'effort de ne pas se tirer volontairement une balle dans le pied.

En tout cas, il y a au moins une bonne nouvelle dans tout ce bazar et ce n'est pas que Pupumon semble l'apprécier (même si elle est très mignonne et que ça donne envie de la papouiller pendant des heures) -- l'abeille mécanique semble savoir qui est capable de lui donner les réponses qu'il recherche. C'est un bon début et surtout la seule piste qu'il a, il acquiesce donc docilement.

Oui, c'est une bonne idée. Par contre, qu'est-ce que le digitama dont il parle ? Il a entendu ce mot récemment mais où ? Les sourcils froncés, son regard se promène autour de lui avant de s'arrêter de nouveau sur l’œuf gisant un peu plus loin. Digitama, tu veux dire cet œuf ? C'est le mien ?! Ohlala, d'accord, ça tourne mal, il pond dans son sommeil maintenant, c'est fantastique tout ça. Je l'ai juste trouvé, il y a forcément quelqu'un- un digimon qui l'a pondu, non ? C'est pas comme ça que ça marche ?